Collectif culture du PCF

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1/ novembre 2010 - Jean-Louis Sagot-Duvauroux - Émancipation, culture et politique

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Comme écrivain, j'exerce deux types d’activités. D'abord un travail de réflexion sur les questions politiques. J’ai écrit un certain nombre d'ouvrages qui portent sur la transformation sociale. Et puis j’ai une activité artistique qui, elle, est située à Bamako. Il y a une douzaine d’années, j'ai mis en place avec un ami, Alioune Ifra Ndiaye, une structure de création théâtrale et audiovisuelle qui s’appelle BlonBa et qui a pris depuis, grâce surtout au travail d'Alioune, une importance centrale dans la vie culturelle du Mali. J'ai écrit dans ce cadre une dizaine de pièces qui ont été jouées et diffusées assez largement dans l'espace francophone. Ma réflexion sur la culture a beaucoup été alimentée par les problèmes concrets que posait la construction d'une force de proposition culturelle autonome dans un pays dont l’autonomie reste très problématique. Nous touchions là, directement, aux questions générales de l’émancipation, de la transformation du monde. La domination, au Mali, ça se voit !...

« Mettre la culture au cœur de la vie politique » ? La gauche aime ce genre de formule. Mais le plus souvent, on en reste aux grands mots et dans la politique concrète de la commune ou du département « de gauche », il faut parfois un peu se gratter pour faire coïncider les faits avec le propos. Je vais tenter de sortir du vague en confrontant la notion d’émancipation et les problèmes posés à la construction de la culture humaine, d'explorer ce que peut vouloir dire concrètement l’importance de la culture dans l'action politique.

D’abord quelques réflexions sur la notion d’émancipation elle-même.

Premier aspect : l'émancipation n’est pas le contraire du libéralisme. Le libéralisme est une doctrine politique selon laquelle l’histoire de la liberté serait arrivée à son aboutissement avec la prééminence de l'Occident, le libre-marché, le capitalisme, l’État représentatif, la consommation comme clef du bien-être, ce qu’on nous présente aujourd’hui comme une indépassable fin de l’histoire. Notons que ce point de vue prend beaucoup de force après que l'expérience du soviétisme a donné une forme tyrannique au dépassement du cadre libéraliste. L’émancipation ne dit pas : je suis contre le libéralisme pour être contre le libéralisme. Elle ne dit pas : je suis contre le capitalisme parce que le capitalisme serait par essence mauvais. Elle dit : moi, mon projet c’est de continuer l’histoire de la liberté.

L’histoire de la liberté se continue parfois à l’intérieur du bornage libéraliste : si vous vivez dans une dictature militaire et que vous établissez un État représentatif, vous n’êtes pas sortis du cadre libéraliste, mais vous avez pourtant avancé dans l’émancipation politique. L’émancipation a un projet pour elle-même. Elle ne se construit pas en simple réaction ou en simple opposition à l'ordre. Elle a sa propre visée. Engagée dans cette visée, elle va rencontrer sur son chemin ce qui fait l'ordre actuel du monde : le capitalisme, la domination occidentale, l’État représentatif... C’est parce qu’elle les rencontre concrètement qu’elle va entreprendre des actions anticapitalistes, vouloir élargir le champ de la liberté dans l’organisation politique, affronter l’uniformisation occidentale du monde, etc. Je crois que poser ça est important, parce que ça nous permet de sortir de la position défensive et négative qui souvent nous définit : anticapitalistes, antilibéraux, antisarkosystes, etc. L'émancipation nous propose un projet positif, profondément ancré dans l’histoire humaine. Elle nous permet d’aller de façon beaucoup plus convaincante, avec des motivations beaucoup plus solides vers un monde plus libre, plus vaste.

Cette première caractéristique de l'émancipation a des effets direct sur la construction des politiques culturelles. On voit bien la difficulté que connaît dans ce domaine une réflexion polarisée par l'objectif négatif de l' « anti » libéralisme. Elle nous place tout naturellement sur la défensive. Elle nous conduit même, parfois, à des positions gravement déboussolées. Quand, pour des raisons qui lui appartiennent, le pouvoir sarkozyste lance des ballons d'essai comme la gratuité des musées ou la suppression de la publicité sur France Télévision (une proposition des communistes lors de la dernière campagne présidentielle), l'antisarkozysme sec nous empêche de saisir cette balle au bond et nous conduit à des discours contournés et obscurs. Plus généralement, la posture « anti » nous condamne au passéisme. Le libéralisme attaque le service public de la culture ? Notre politique sera donc de le défendre. Il faut bien sûr le défendre, mais comment ? En organisant le choeur des pleureuses autour du dessèchement qui atteint tout corps privé d'aliment ou en réinventant l'action collective en matière culturelle, en l'élargissant, en lui donnant sens pour aujourd'hui. L'antilibéralisme ne suffit pas pour engager ce type d'action. Il nous faut un objectif positif et une bonne boussole.

L'émancipation, c'est mon deuxième point, est une notion qui possède une vertu rare et précieuse : elle définit à la fois un mouvement et un contenu. L'histoire communiste a donné deux définitions – très éloignées – du communisme. La première est la phrase bien connue de Marx : « Le communisme est le mouvement qui abolit l’état actuel des choses. » L’autre définit le communisme comme un type de société qui serait l'aboutissement de l'histoire : une société sans classe, libérée de toute une série de dominations, d’oppressions, d’aliénations, d’exploitations… Les lendemains qui chantent. Entre les deux définitions, c'est le grand écart. La belle phrase de Marx est trop vite interrompue : « Le mouvement qui abolit l’état actuel des choses », point final ! Mais Pétain aussi a aboli l’état actuel des choses quand il a détruit la République. La bombe d'Hiroshima a aboli l'ordre des choses quand elle a ravagé cette ville et fait capituler le Japon. Marx évoque un mouvement sans contenu, qui porterait en lui même de l'émancipation. Or un mouvement sans contenu ne peut être un but en soi. On retrouve la même difficulté quand on se définit comme « révolutionnaire ». La révolution – un mouvement – n'est pas un but en soi. La révolution est féconde en ce qu’elle est un moment de possible ouverture brutale vers de l’émancipation. Cependant, on sait très bien qu’une révolution peut aboutir à Pol-Pot ou a des situations qui n'ont rien d'émancipateur.

L'autre définition du communisme nous parle d’une forme de société qui serait l’aboutissement, le terminus de l’histoire. Pour les libéralistes c’est aujourd’hui. Pour les communistes ce serait le coup d’après. Cette approche amène à considérer le communisme comme la vérité de l’histoire. On a commis beaucoup de crimes au nom d'une vérité de l'histoire devant laquelle chaque homme honnête devait s'incliner. On a provoqué un océan de « dégâts collatéraux » soutenus par la croyance que l’histoire reconnaîtrait les siens. On a pris beaucoup de mesures qui n’étaient pas de l’ordre de la liberté et de l’émancipation sous prétexte que les « menteurs de l'histoire » (les traîtres, les vipères lubriques, les ennemis du peuple…) nuisaient par principe à l'avancement du genre humain.

Etre partisan de l’émancipation, c'est vouloir un mouvement qui a un contenu, souhaiter une société en mouvement vers de l'émancipation. La société émancipée tout court n’existera jamais parce qu’on ne s’émancipera pas de la mort, ni de toute une série de contraintes liées à notre existence physique et sociale. Par contre, on voit bien que l’être humain est sans cesse en mesure d’élargir son humanité, ou de la faire avancer. On peut souhaiter une société qui ne s’arrête pas, une société qui continue sur cette voie. Nous le souhaitons d’ailleurs pour nos propres existences. Nous savons bien que notre vie va s’arrêter d'une mort qui n'est pas un aboutissement, qui est un effondrement. Mais nous disons : j’ai l’impression qu’il y a eu un chemin dans ma vie et que ce chemin lui a donné sens. L’histoire de l’art et de la culture nous donne elle aussi un indice. Entre Victor Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, il y a un chemin, il y a une histoire, il y a de l'humanité qui s’invente, de l’imaginaire humain, des formes verbales qui continuent à s'inventer. Est-ce que c’est un progrès au sens cumulatif du terme ? Non. Cette image nous donne à penser que le simple fait de constituer une société en mesure de continuer l’histoire est en soi un objectif politique. Elle dit : nous avons la responsabilité politique de poursuivre l'invention de ce qui nous fait humain, d'ajouter de la culture à la nature.

Cette deuxième caractéristique de l'émancipation nous rappelle que la culture n'est pas un moyen, mais un but constitutif du « bien être ». Elle nous montre aussi que le but est toujours déjà atteint, qu'il se trouve dans le mouvement lui même. Les arts s'appliquent à donner forme à ce que l'on appelait jadis la beauté. Disons qu'ils travaillent la qualité esthétique des signes et des représentations. Or la beauté n'est pas un instrument ni une expression de la politique, elle est un des buts de la vie.

Troisième point : l’émancipation politique joue toujours sur deux aspects. Elle a toujours un aspect qui est, je dirai, progressiste au sens classique du terme : l’élargissement des espaces de liberté. On a la liberté de conscience, à laquelle s’ajoute la diminution du temps de travail, à laquelle s’ajoute l'indépendance du pays qui n’est pas sous occupation étrangère, etc. Des libertés s’ajoutent l'une à l'autre. Notre espace de liberté s’élargit. On a de ça un bon exemple avec ce qu’on appelle d’une expression malheureusement défensive « la diminution du temps de travail » et que les amis de l'émancipation décriraient mieux en parlant d’élargissement du temps ouvert à la libre activité. Prenons la part de notre temps qui n’est pas vendue et qui n’est pas placé sous les ordres d’un patron ou d’une hiérarchie. Quand ce temps s’élargit avec les 35 heures, avec la retraite à 60 ans ou la cinquième semaine de congés payés, on n'a résolu qu'un versant de l'émancipation. La liberté ainsi ouverte, encore faut-il savoir s’en servir ! Si à 60 ou 65 ans je ne sais pas donner corps à mon temps libre, que je ne sais pas en faire une opportunité de libre activité, le patron viendra me dire : « J'ai la solution ! Tu reviens au boulot et je te dirai ce que tu dois faire ». Beaucoup seront tentés d’accepter. C'est pourquoi le « travailler plus pour gagner plus » est une tenaille idéologique très efficace. Elle définit presque parfaitement l'aboutissement libéraliste dans le champ de notre activité : la forme idéale et indépassable de l'activité productive est le travail salarié ; la forme idéale et indépassable de la satisfaction de nos désirs est la consommation des marchandises. Il est donc raisonnable de vouloir « optimiser » les deux. Se laisser prendre dans cette tenaille, comme plus de la moitié des Français l'ont librement choisi lors de l'élection de Nicolas Sarkozy, c'est accepter de mettre notre activité sous une double tutelle, admettre que s’émanciper, c’est trop fatigant.

Observons ce qui se cache derrière ce slogan et derrière la fatigue qui lui permet de l'emporter, ce qui se cache derrière la soumission volontaire à ce slogan. Dans l’émancipation, il y a un versant qui est au fond classiquement politique : l’action qu’on va mener ensemble pour élargir les espaces de liberté, ici l'ouverture d'espaces nouveaux pour la libre activité. Mais ce versant n'est rien sans son double, l'autre versant, le côté pile : notre capacité à la liberté, notre capacité à remplir d'un libre contenu ce nouvel espace. Et ça, c’est la question culturelle au sens large, une question qu'exclut explicitement le slogan « travailler plus pour gagner plus », car il faudrait dire au contraire : « Travailler moins pour se cultiver plus, pour s'occuper davantage de nos amours, de la politique et de tous ce qui fait le sens de la vie ».

Les mouvements d’émancipation des identités dominées – je pense aux mouvements d’émancipation des femmes ou aux mouvements d’émancipation des peuples colonisés (cf. Simone de Beauvoir ou Franz Fanon) –, ont beaucoup travaillé ce versant de l'émancipation. La reconstruction de l’image de soi, l'élaboration des formes qui vont nous permettre de nous promener librement dans notre monde et de nous y repérer, est mise au premier plan du mouvement féministe : il ne suffit pas d’avoir le droit de vote, encore faut-il s’autoriser à être libre, ne pas penser à travers la tête de son mari. Pour les peuples qui ont été dominés par le colonialisme – notamment en Afrique puisque c’est là que la domination a été la plus longue, la plus intense, la plus massive – la question de la reconstruction de l’image de soi est un quasi préalable. Elle est une question 100 % culturelle. Elle est une question 100 % politique. Quand on suit ce fil de l’émancipation, on trouve à donner un contenu et une boussole à cette idée sinon bien vague selon laquelle la culture serait au cœur de la politique.

Une des grosses difficultés qu’a connues le mouvement d’émancipation de la classe ouvrière en Occident tient justement à ce qu'il n'a pas donné l'importance nécessaire à ce versant de l'action. L'histoire de ce mouvement et les représentations qu'il s'en donne sont très marquées par leur caractère masculin, viril, et par leur localisation en Occident, leur perméabilité à l'idée que l'Occident industrialisé (le centre de l'empire) serait la pointe du progrès (du développement). Le mouvement ouvrier est habité par le mythe viril, héroïque d'une liberté innée qui ne demande qu'à s'épanouir pour peu que l'oppresseur soit vaincu. Quand on dit que « le communisme est le mouvement qui abolit l’ordre actuel des choses », on sous-entend qu’en abolissant l’ordre des choses, notre irrépressible désir de liberté nous rendra libres par nature. Ce n’est pas vrai. Et cette poésie masculine, héroïque a au fond opacifié les enjeux proprement culturels, souvent instrumentalisés au service du « progrès ». Dans les pays de l'aire soviétique, beaucoup de communistes ont appris à vivre soumis en arborant un grand sourire et en affirmant être libre. C'est un des effets de la très forte sous-estimation de ce que je nomme ici « question culturelle » et qui inclut toutes les constructions de l'esprit par lesquelles, individuellement ou collectivement, nous nous donnons les moyens de produire du sens de façon autonome. Nous sommes aujourd’hui dans l'obligation d'inventer des voies autres que celles qui ont été suivies et qui ont échoué. Il me semble que, dans une perspective d'émancipation, cette question de la culture, de la construction de soi, de la construction autonome de ses perspectives, de ses représentations, de son imaginaire est un enjeu essentiel.

Des modifications considérables dans la production de notre univers symbolique font que « mettre la culture au cœur de l’action politique » peut non seulement être autre chose que des grands mots, mais devient une urgence presque anthropologique.

Pendant assez longtemps, les pouvoirs désireux de tenir le champ de la production du symbolique procèdent par un mixte de conviction (la propagande) et de répression. Molière écrit Tartuffe pour se moquer de l’hypocrisie religieuse. Le roi Louis XIV lui répond : Non, la vérité, la bonne vérité, ce n’est pas de condamner l’hypocrisie religieuse, c’est de protéger l’institution ecclésiastique sur laquelle est fondé l’ordre du royaume. Et sa police interdit la pièce. Ici, deux vérités s’affrontent, avec chacune ses arguments, avec la répression pour l'une, la ruse ou l'insurrection pour l'autre, un affrontement vérité contre vérité entre un pouvoir qui veut rester maître de la production symbolique et des esprits libres qui disent : non, moi aussi je vais parler, moi aussi je vais contribuer à l’ouverture du champ culturel pour ma société, pour mes contemporains. Notons que le pouvoir en question n'est pas toujours le roi. Manet est persécuté par l'académie. L'église enferme Galilée. George Sand s'habille en homme pour s'imposer dans une littérature exclusivement masculine… Cependant, l'affrontement des points de vue et des imaginaires reste la règle du débat.

Ce modèle est en voie d'épuisement. Aujourd’hui et depuis peu, le capitalisme financiarisé est devenu le principal canal de production du symbolique. Il s'y intéresse pour une raison simple et nouvelle : il y a là de l’argent à se faire. Les « produits culturels » sont le deuxième poste d’exportation des États-Unis ! Certes, il y a aussi beaucoup de pouvoir à y gagner. Le maître des mots est maître de beaucoup de choses. La propagande n'a pas disparu. Mais on est pourtant passé à autre chose. Le principal critère de production culturelle dans le cadre du capitalisme financiarisé est sa capacité à rendre l'action Bouygues, ou Vivendi, ou Lagardère, attractive sur le marché des capitaux. Le système publicitaire redouble les effets de ce changement de paradigme. Il est du coup particulièrement éclairant. La télévision est, en quantité, le principal vecteur de produits culturels, de représentations, d'imaginaire mis à jour. C’est là que la masse des gens reçoivent les nouvelles façons d’imaginer, les nouvelles façons de comprendre. Or, la télévision publicitaire est soumise à une règle qui est la capacité des messages à rendre les cerveaux disponibles, poreux aux annonces publicitaires. Et donc, pour l'entreprise de télévision comme pour l'annonceur, à engranger des profits. Le message n’est plus retenu d'abord pour sa vérité, ni pour sa capacité à produire de l'échange, mais pour sa séduction. Ça n'a plus grand chose à voir avec le débat qui opposait Louis XIV et Molière ou même l'ORTF et l'Huma. « Je suis le patron de TF1 ; je dois répondre au désir d'information du public ; je vais composer mes actualités télévisées de telle sorte que les cerveaux soient le plus disponible possible pour la tranche publicitaire qui est juste avant et celle qui est juste après. » Cela n’empêche pas les informations d’être séduisantes, ni celles ou ceux qui les présentent. D’ailleurs ils sont choisis pour ça. Cela n'empêche pas non plus que les informations soient vraies. Si une information vraie ameublit efficacement les cerveaux, pourquoi pas ? Par contre, cela provoque un effondrement de la fiabilité des messages. Comment puis-je croire ce qui m'est dit pour me rouler dans la farine ? Résultat : un scepticisme assez général sur notre principale source d’information et de culture, qu’est la télévision, mais aussi sur ceux qui les habitent, notamment les responsables politiques. Je sais que parmi nous il doit y avoir beaucoup de contempteurs de la télévision, mais comme on est dans un pays qui regarde la télévision en moyenne trois heures par jour, il faut malgré tout s’en occuper.

Le système publicitaire propose au public un langage (une représentation du langage) amputé de fonctions essentielles. Le langage n’apparaît plus que comme outil de séduction. Nous voyons tous en nous et autour de nous, au zinc du café ou dans les conversations familiales, l'effet de cette modification : « On ne peut plus croire en rien ».  Et donc, si on ne peut plus croire en rien, si le langage ne peut plus nous servir à échanger, à transmettre, s'il perd sa fonction de place publique dans le champ du symbolique – brutalement dit, si la production des signes et du langage est privatisée, qu'elle cesse d'être un bien commun –, comme nous sommes néanmoins des animaux sociaux impropres à la totale solitude, on voit apparaître d'inquiétants recours à une communication infralangagière. Si je ne dispose plus d'une place publique qui me permet de parler et de me comprendre avec un travailleur immigré malien, un professeur d’université, une jeune femme qui aime les femmes, etc., je suis conduit à me rétracter sur des solidarités infralangagières, la solidarité d'une communauté que je sens encore vivante et vitale. Dans cette communauté, inutile de trop parler, on sait qu’on est d’accord. On va surtout essayer de se réunir sur des « vérités » bien claires, pas trop compliquées, qui ne demandent pas trop de nuances. De telles communautés laissent de la place à un sentiment d’amitié, de vie sociale, mais elles ont perdu la puissance de communiquer entre elles.

Ça nous amène à renouveler en profondeur notre pensée de la politique culturelle, à explorer les soubassements du projet culturel porté par notre civilisation occidentale, afin de lui donner une postérité vivable et de pouvoir enfin la mettre en conversation avec les autres cultures. Nos politiques culturelles prennent pour du bon pain les grandes catégories née de la modernité occidentale – art, artiste, œuvre d'art – oubliant qu'elles sont contestées de l'intérieur et de l'extérieur, en voie d'épuisement depuis au moins un siècle. Une des nombreuses ressemblance entre l'oeuvre d'art et la marchandise tient au fait que l'une et l'autre fétichisent des rapports sociaux et donnent le sentiment de porter leur valeur en elles-mêmes.

La valeur d'un diamant tient exclusivement au travail humain qui se cristallise en lui. Enfoncé dans la terre, il n'est rien. La valeur d'une toile de Picasso tient exclusivement à l'événement qu'elle produit sur ceux qui la voient. Enfermée dans un coffre-fort, elle n'est rien. Cette fétichisation, cette valeur intrinsèque, sacramentelle qu'on accorde à l'oeuvre d'art a besoin de prêtres, de temples, de rites et d'initiés. Souvent, les artistes, les opérateurs culturels, les responsables politiques se trouvent piégés dans ces représentations. Comme dans le peuple, beaucoup ne parviennent pas à embrasser cette religion qu'ils identifient à l'arrogance des privilégiés, « l'accès à l'art » leur est alors interdit, quoiqu'on y fasse. Aujourd'hui, le cœur du problème n'est pas « qui accède ? », mais « qui produit ? » Et parmi les producteurs potentiels, il y aura nécessairement beaucoup de ces irréligieux que je viens d'évoquer. Certes, la foi dans l'oeuvre peut continuer d'exister et ses liturgies avec. Beaucoup de la grandeur humaine s'y est produite et continuera sans doute à le faire. Mais depuis Marcel Duchamp, on sait que le blasphème est permis. Et aujourd'hui, les musées qui sont parvenus à récupérer l'ironique urinoir n'ont plus assez de salles pour contenir le flot des hérétiques.

Alain Hayot parlait tout à l'heure du hip-hop et du logiciel libre. Voilà deux exemples où les irréligieux n’ont pas demandé la permission pour se placer dans le champ. Personne ne pouvait imaginer le surgissement du hip hop et deviner quel serait le vocabulaire de mots, de rythmes et de gestes que la jeunesse des quartiers populaires allait inventer pour exprimer son sentiment de l'existence. C’était imprévisible, inattendu. Puis à un moment donné, un nombre suffisant de jeunes gens ont décidé de prendre la parole, de produire des signes, sans se soucier d'être « artistes », ni que leurs entrechats soient considérés comme des œuvres. Beaucoup de nos représentations essoufflées de l’art et de la culture trouvent là des voies très suggestives pour penser une suite positive à leur histoire. Même remarque pour le logiciel libre, qui figure dans sa pureté mathématique le vaste champ de création collective et proliférante ouvert par internet. Le logiciel libre invente une forme de propriété collective, une forme d'association libre et créative bien rafraîchissante, après qu'on a confondu collectivisation avec étatisation. Les promoteurs du logiciel libre dessinent un cadre dans lequel chacun peut s’approprier l'objet, le modifier, l'enrichir, sans aucune nécessité d’une autorité supérieure, ni confusion des rôles. Ils nous offrent, hors de la pensée politique traditionnelle, un système de propriété en réseau tout à fait novateur, qui ouvre des champs inouïs à la production des formes et des représentations, à l'intervention du grand nombre dans cette production. On ne voit pas encore très nettement naître des formes d'écriture prenant toute la mesure de ce qui s'ouvre ainsi, mais déjà les licences creative commons, art libre, et toutes les formes d'open source bouleversent la donne. Des écritures d’une forme et d’une nature complètement différentes vont apparaître, avec des échappées proliférantes, des constructions complètement nouvelles et une insolence juvénile vis-à-vis du vieil art et de ses fétiches, dont la ci-devant propriété intellectuelle… On peut même gager que l'émergence de tels réseaux créatifs imprégneront un jour nos représentations des formes d’organisation et d'autorité politiques.

Dernier exemple de ce changement de paradigme si important pour le nécessaire renouvellement des politiques culturelles : l'élargissement de la perspective aux sources non-occidentales de la culture. Je vais prendre l'exemple du Mali, que je connais bien, puisque je participe depuis l'origine à la vie de BlonBa, une des structures culturelles les plus actives d'Afrique de l'Ouest. Cette passionnante expérience porte pour moi un enseignement majeur : les étroites limites de la « diversité culturelle » telle qu'elle est généralement prônée en France lui font reproduire dans les faits la domination culturelle de l'Occident. En effet, s'il paraît acceptable et même recommandé d'inclure « de la diversité » dans les contenus (des œuvres africaines dans les musées, des sujets africains ou tout simplement des acteurs noirs dans les spectacles ou les films), il faut que ces contenus se soumettent à la règle du jeu définie par l'histoire occidentale de la culture.

Un exemple pour mieux comprendre, celui du photographe Seydou Keïta, aujourd'hui décédé. En 1949, jeune homme, il ouvre une échoppe de photographe à Bamako, chef lieu ombragé de la colonie du Soudan français. Et il y prend des photographies. Et ses photographies sont très belles. Et elles plaisent beaucoup à la clientèle. Et le commerce de Seydou Keïta prospère. Les gens vont chez lui pour se faire tirer le portrait, puis le mettent au mur dans leur salon ou le placent dans leur album photos qui passe de mains en mains quand on reçoit du monde. La vie de ces images est incrustée dans la vie du peuple, dont l'oeil et le regard en sont évidemment « cultivés ». Dans ce processus, les images existent, elles sont de grande qualité, elles jouent leur rôle d'image infiniment mieux qu'un tableau de maître dans un coffre-fort, mais ni Seydou Keïta, ni ses clients n'ont besoin pour ça d'embrumer leur pratique avec les représentations fétichistes de l’art, de l’artiste, de l’auteur telles qu'elles sont en service dans l'aire occidentale. Ce scandale cesse en 1991, quand une photographe française de renom a l'acuité critique de reconnaître de grandes images dans une échoppe bamakoise. Le jour de cette « découverte », tout bascule. De la même façon que l’Amérique fut « découverte » par Christophe Colomb ou que Dakar découvert par Sarkozy est invité par lui à entrer dans l'histoire (« son » histoire), le regard innocent mais chargé de la photographe occidentale fait entrer l'artisan bamakois dans le corset mental de l’Occident. Il devient « artiste ». Ses « pauses » comme ont dit au Mali sont élevées au rang d'oeuvres. Résultat : les photographies de Seydou Keïta, sortent de leur invisibilité (pour l'Occident) et sont aspirées par le marché de l'art, c'est à dire par les riches occidentaux. Elle délaissent désormais les murs ou les albums des demeures bamakoises pour les collections parisiennes. A-t-on gagné quelque chose à ce alignement ? La famille de Seydou Keïta, oui, de l'argent. Les collectionneurs occidentaux, oui, un zest d'originalité et des valeurs sûres. Mais la qualité des images rien. Quant aux liens tissés avec la vie du peuple, ils se sont déchirés. On imagine très bien une initiative d'action culturelle favorisant l'accès des « quartiers » aux œuvres de Seydou Keïta ainsi légitimées. Mais pourquoi étaient-elles invisibles aux légitimeurs quand elles appartenaient aux « quartiers » ?

Un processus du même ordre hante le champ de ce que notre tradition occidentale nomme théâtre. Le Mali connaît deux grandes familles de représentations publiques à texte, le kotèba et le maana, qui sont vécus comme des moments politiques davantage que culturels.

Le kotèba est, sous la forme de farces burlesques, une institution politique de libre expression. La société malienne – surtout la société rurale – est assez contrainte par la bonne éducation, la politesse, les règles de respect des uns pour les autres et aussi le poids des hiérarchies. Il n’y a pas beaucoup d'occasions pour que la cocotte minute laisse dégager sa vapeur. Le kotèba est institué pour ça et il le fait par le rire. La critique de la société et la critique des individus qui sont autour du feu pour les nuits de kotèba se fait à travers cette émotion commune et bruyante qu’est le rire. C'est le rire qui signale l'assentiment de la collectivité à la critique qui lui est faite et aux corrections qu'elle appelle.

Le maana est le grand récit historique que les griots ou les chasseurs déploient souvent à l'occasion de cérémonies familiales. En Occident, le récit historique est vécu comme une discipline d'ordre scientifique. Il s'agit d'abord d'informer sur les faits du passé. Le maana, même s'il informe lui aussi, a pour fonction principale de justifier et d'asseoir les institutions qui fondent les relations entre les personnes, entre les familles, entre les groupes. Il est d'ailleurs entrecoupé de digressions réflexives qui ne laissent aucun doute sur le but recherché.

Bien sûr, il existe des analogies entre le kotèba et la comédie classique – divertir pour éduquer –, entre le maana et les cours d'histoire – enseigner les événements du passé. Mais l'axe, la fonction et le fonctionnement de ces précipités culturels sont différents.

Le système français de coopération culturelle, suivi en cela par l'institution culturelle publique, est globalement impuissant à prendre en compte ces singularités, qui ne touchent pas seulement au contenu « africain » des œuvres, mais à la règle du jeu elle-même. Il propose des « formations » (dans une acception très impériale du terme) ou des événements censés élever les Africains aux bonnes pratiques, au professionnalisme, au marché de l'art, etc. Cette conception « progressiste » présuppose la supériorité des catégories occidentales sur toutes les autres. Elle se représente la culture comme un vecteur dont la pointe est l'Occident. On s'empêche ainsi de construire notre culture planétaire comme une mise en conversation, comme un réseau d'échanges.

Je crois que ces questions disent beaucoup de l'engourdissement de nos politiques culturelles. Depuis cent ans, les artistes et les intellectuels occidentaux les plus acérés alertent sur l'épuisement du paradigme occidental de l'art. Cette alerte n'est pas une condamnation, mais une annonciation. Seulement, tant qu'elle se faisait de l'intérieur, elle était rattrapée par l'obligation faite aux artistes de jouer leur rôle dans les systèmes de pouvoir et de hiérarchies des signes. De l'urinoir de Duchamp sourd un fleuve de ready made qui se jette inexorablement dans la mer des musées et des salles des ventes. Le carré blanc de Malévitch bégaye à l'infini en carrés bleus, roses, verts, turquoise, oranges ou mordorés. Comment penser l'histoire de la musique et s'y inscrire après le dodécaphonisme ?

Le règne sans partage de l'Occident est ébréché et c'est tant mieux. De ce qu'il considère encore comme ses marges surgissent des urgences, des perspectives, des modalités nouvelles dans la production de l'univers symbolique qui nous fait humains. Elles n'abolissent pas bien sûr le grand et splendide dépôt culturel et artistique de la modernité occidentale. Mais en le relativisant, en le mettant en conversation, elle ouvre des issues aux questions sans réponses posées à l'art par les avant-gardes du XXe siècle. Comme les « marges » en questions constituent en fait la grande majorité de l'humanité contemporaine, majorité dominée, exploitée, exclue de la parole légitime, les communistes devraient être sensibles au chantier culturel qu'elles ouvrent sans demander la permission. Ce volet de l'émancipation humaine mérite qu'on lui construise une politique.

 

Jean-Louis Sagot-Duvauroux - Philosophe, écrivain, dramaturge et scénariste

le 22 avril 2011

Jean-Louis Sagot-Duvauroux - Philosophe, écrivain, dramaturge et scénariste

Pensée politique

Une part de son activité d'écriture est d'ordre philosophique. Il explore les voies possibles d'émancipation humaine, en essayant de prendre sérieusement en compte les impasses du mouvement de transformation sociale tel qu'il s'est déroulé durant le XXe siècle. C'est l'esprit qui anime son ouvrage "Pour la gratuité" (Desclée de Brouwer - 1995), réédité très augmenté en 2006 par les éditions de l'Eclat sous le titre "De la gratuité" et mis à libre disposition sur Internet. Cette réflexion sur l'émancipation humaine s'est développée à travers plusieurs autres ouvrages.

On ne naît pas Noir, on le devient (Albin Michel) analyse la difficile construction identitaire des jeunes Noirs de France. Emancipation (La Dispute) propose une boussole théorique pour reprendre de façon positive la construction de politiques alternatives au libéralisme. Les utopies à l'épreuve de l'art (Editions Contretemps), un essai inclus dans un ouvrage sur la compagnie de rue Ilotopie, part de cet exemple pour explorer les liens entre la vie sociale et la production du symbolique. Pour le théâtre et le cinéma Jean-Louis Sagot-Duvauroux a également beaucoup écrit pour le cinéma et pour le théâtre. En 1989, il imagine avec Pierre Sauvageot un spectacle intitulé "Toussaint Louverture" dont il écrit les dialogues. Claude Moreau, metteur en scène, réunit pour cette oeuvre des artistes africains (Gérard Essomba, Doudou Ndiaye Rose, le théâtre Daniel-Sorano de Dakar, la chorale de Julien Jouga…), caribéens (Toto Bissainthe) et français (Daniel Mesguish, Jacques Perrin, Jean-Claude Brialy…). Le spectacle, inscrit dans les commémoration du bicentenaire de la Révolution française, est créé sur la plage de Ngor, devant le sommet francophone de Dakar. Quelques années plus tard, Jean-Louis Sagot-Duvauroux propose au cinéaste malien Cheick Oumar Sissoko l'idée d'un scénario tiré de l'histoire de Jacob dans le livre de la Genèse. Ce long-métrage, dont il écrira le scénario et les dialogues, sort en 1999 et est retenu dans la sélection officielle 1999 du festival de Cannes "Un certain regard". Un acteur de la vie artistique malienne Jean-Louis Sagot-Duvauroux est, avec Alioune Ifra Ndiaye, un des fondadeurs de BlonBa, une importante structure artistique et culturelle bamakoise (Mali). Créé en 1998 sous la forme d'une compagnie de théâtre, BlonBa a produit sept spectacles à diffusion internationale dont Jean-Louis Sagot-Duvauroux est l'auteur ou le co-auteur. BlonBa est également devenu le premier producteur indépendant de programmes télévisés au Mali et dispose d'une salle de spectacle qui est considérée comme un exemple du genre en Afrique de l'Ouest. Depuis 2007, l'antenne française de BlonBa s'est vu confier le théâtre de l'Arlequin, à Morsang-sur-Orge, en région parisienne (Essonne, France), dont Jean-Louis Sagot-Duvauroux assure la direction. Entre 1975 et 1981, Jean-Louis Sagot-Duvauroux a été le rédacteur en chef de Droit et Liberté, le mensuel du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP). En 1981, il a créé en tant que rédacteur en chef son magazine Différences. Il a été à cette époque membre du secrétariat national du mouvement, responsable notamment de la solidarité contre l'apartheid en Afrique du Sud. Jean-Louis Sagot-Duvauroux est Membre du comité de direction d'Espaces Marx et Membre du Conseil scientifique d'Attac. Marié à Safiatou Sissoko,. Jean-Louis Sagot-Duvauroux parle le français et le bamanan (Mali).   (Source Wikipédia)